HOME
|
DD
All
Tag
Groups
Search!
Tamaroa
— Le gout de l'effort
Published:
2015-12-26 21:07:38 +0000 UTC
; Views:
472
; Favourites:
1
; Downloads:
0
Redirect to original
Description
Point final. Elle parvint enfin à soulever son regard vissé sur l’écran. Terrible mal de crâne. Jambes fourmillantes sous le bureau. Elle dût sonder la pièce à deux reprises avant de trouver l’horloge murale à sa position habituelle. Il était dix-neuf heures. L’open-space était désert. Personne n’avait pensé à lui allumer une lampe en partant, alors que le soleil commençait à décliner. Elle était donc plongée dans l’obscurité depuis presque deux heures et n’y avait même pas prêté attention. Désormais qu’elle avait reposé ses yeux dans le noir, la luminosité de son ordinateur horrifiait ses pupilles.
Elle s’effondra sur son siège, comme pour contempler une œuvre sous un angle plus large, comme pour s’imprégner de toute sa beauté. Sans les lire et malgré la douleur, elle fixait ces lignes, ces pages. Elles étaient son œuvre. Elle en était fière. Pas du contenu ; il lui semblait bien insipide, autant que son métier qu’elle détestait. Il n’y avait aucun intérêt à se lever chaque jour à la même heure, pour voir les mêmes personnes, faire les mêmes choses, dire les mêmes mots, manger au même endroit, et rire aux mêmes plaisanteries.
Elle était simplement heureuse d’avoir terminé. Oui, elle avait fait des heures supplémentaires, mais comment faire autrement ? Comment vivre ce petit moment de plénitude chez elle, là où il n’y avait rien à faire ? Elle sourit en s’entendant penser. On aurait pu penser qu’elle avait une vie monotone, alors qu’au contraire, elle était bien remplie, et elle ne refusait pas non plus de s’ennuyer. Mais c’était trop facile. Elle ne pouvait jamais se tuer à la tâche, parce que rien en dehors de son travail ne lui était désagréable.
Elle ferma les yeux, pour mieux rassembler les informations qui lui venaient pêle-mêle à l’esprit. Elle avait commencé son texte aux alentours de douze heures trente…ce qui expliquait les gargouillis de son ventre…cela voulait donc dire qu’elle avait travaillé presque sept heures durant sans faire de pause ? Elle fut troublée par cette question, et rouvrit brusquement les yeux en tâtonnant sur son bureau. Le gobelet ! Elle se souvenait bien avoir pris un café en revenant des toilettes. Vers seize heures peut-être. Mais alors personne ne l’avait dérangée ensuite ? Même pas pour la saluer en fin de journée ? À cet instant, elle sauta sur ses jambes, qui flageolèrent et la forcèrent à s’agripper au bureau pour ne pas tomber. Elle reprit doucement son équilibre puis alluma la lumière.
C’est bien ce qu’elle pensait. Tout le monde était parti sans même la remarquer. Quelle bande de tocards. À moins qu’elle ne les ait pas entendus lui parler ? C’aurait bien été la première fois que sa bulle eût été si épaisse !
Avec l’expérience, elle avait développé tout un vocabulaire pour décrire ce qu’elle appelait l’ivresse de l’effort. Elle parlait bel et bien d’ivresse par analogie avec les effets de l’alcool. Après tout, les anglais avaient bien créé l’adjectif workaholic, elle n’inventait rien.
Au début, il y avait la mise en condition. C’était la phase où on trempait les lèvres, avant de goûter et de progressivement s’habituer à la situation. Là pouvait commencer la fête. Avec la concentration et le temps, l’ébriété montait. S’effaçaient soudain toutes préoccupations sociales, la posture se faisait plus fermée, les sens perdaient leur efficacité, on ne prêtait même plus attention aux besoins corporels : c’était la bulle. Il n’y avait plus qu’une pensée suspendue en l’air s’exprimant par un clavier assailli d’idées. Le frappement des touches constituait un bruit de fond assez doux et répétitif pour favoriser le planement.
Parfois, une pause était nécessaire. C’était alors un flottement entre la réalité et la pensée insatiable, un guidage en roue libre où les freins ne répondent plus. Les gestes, les paroles ne relevaient plus que de l’automatisme, car l’on refusait de se concentrer sur autre chose. Lorsque le travail reprenait, on se jetait de plus belle dans l’effort pour reconstruire au plus vite la bulle dans laquelle on s’était blotti.
Enfin, lorsque l’achèvement approchait, on sentait l’extase monter, et venait le point final, le fameux et tant attendu point final, qui délivrait de la contrainte tout en faisant fondre la bulle. Parfois elle s’écroulait brusquement, et c’était la gueule de bois. Mais à d’autres occasions, plus rares, elle se liquéfiait par gouttelettes qui se laissaient apprécier dans un mélange de satisfaction et de fierté.
C’est ce qu’elle était en train de savourer. Elle laissait ses yeux arpenter l’open-space tout en déambulant lentement entre les bureaux, en s’étirant nonchalamment les bras, puis le dos ou les épaules. Elle avait fini, elle s’était donnée à fond. Il n’y avait plus que de la fatigue, de la bonne fatigue, celle qui vous donne un appétit d’ogre, qui vous remet le moral au plus haut, et qui promet un sommeil moelleux.
Vidée, sans penser à rien, elle se planta au milieu de la pièce silencieuse et sourit. Quand son corps lui dicta qu’il était temps de retrouver le cours normal de la vie, elle ne bougea pas. Une dernière pensée la retint, une question à laquelle elle ne sut pas répondre. Comment font-ils, ceux qui n’ont pas le goût de l’effort ?
Related content
[ TEXT ]
Tamaroa - Je ne sais pas.
Tamaroa - A personal mess
Tamaroa - A world of small things
Tamaroa - His territory
Tamaroa - Florence - August 2015
Tamaroa - Pink night
Tamaroa - Welcome to Italy
Tamaroa - My first Sangohan
Comments:
0